Le « niglo » des tziganes

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le hérisson était le plat quasi-quotidien des tziganes de France et d'Europe, qui l'appellent « niglo ». D'où l'expression qui désigne la seule manière connue en France de manger du hérisson : « à la roumaine » (ou selon les variantes, à la bulgare, à la hongroise, etc). Ce plat, assez connu jusqu'au début du XXe siècle, est très peu consommé actuellement.Nigloland est aussi un parc d'attractions situé à Dolancourt dans l'Aube, fondé par deux frères et anciens forains, nommé ainsi en hommage à leur mascotte, le « niglo » (hérisson).

 

Étymologie

Terme d’origine romani ; par delà, de l’allemand Igel

( hérisson).

(Argot) Hérisson.

 

e guitariste Django Reinhardt a composé une Valse des Niglos.
Nigloland est un parc d’attractions situé à Dolancourt dans le département français de l’Aube. Fondé par deux frères et anciens forains, Patrice et Philippe Gélis, il ouvre ses portes en juin 1987. Le nom du parc vient de celui de sa mascotte, Niglo, qui signifie hérisson dans la langue des gitans. — (Nigloland, article Wikipédia)
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le hérisson était le plat quasi-quotidien des tziganes de France et d’Europe, qui l’appellent niglo.
Les Manus et les Voyageurs de nos contrées utilisent communément le terme niglo (de l’allemand igel : hérisson) . — (Alain Reyniers, 1988, article Les compagnons du buisson. Le hérisson au pays des Tsiganes, Terrain n° 10, p. 63-73.)

Les « compagnons du buisson »

Le hérisson au pays des Tsiganes

Kalo a cinquante-quatre ans, aujourd'hui. Il voyage en Lorraine, dans l'Eiffel et l'est de la Belgique. Comme ses autres frères Manus (se prononce Manouche), il possède un « convoi », camion et caravane, qui l'oblige à stationner, non sans difficultés, sur les places publiques, les routes désaffectées, les parkings et les terrains vagues, aux abords des cités du monde sédentaire. Son univers est largement constitué de sites industriels délabrés, de rues populeuses et de corons où il « chine » les vieux meubles et quelques bibelots ; de marchés, où il écoule des vêtements de seconde main.

A l'exception d'une fille qui reste chez lui, tous ses autres enfants ont fondé leur propre famille. Ils exercent des activités commerciales qui, comme les siennes, nécessitent le maintien d'une bonne mobilité, une certaine polyvalence technique et une souplesse adaptative. Comme la majorité des membres de son entourage, Kalo est un être de la ville pour qui la campagne paraît aussi éloignée qu'à tout citadin.


Similitudes

Pourtant, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il parcourait les chemins de la Campine limbourgeoise derrière ses parents qui tiraient misérablement une humble charrette à bras. Le soir, les prolonges étaient plantées dans une haie ou un buisson. En guise de litière, les enfants étalaient de la paille mendiée dans quelque ferme. Une bâche était jetée sur le tout et assurait protection à la famille blottie, pour la nuit, sur ce matelas de fortune.

Combien de souvenirs Kalo garde-t-il de cette période ? La plupart d'entre eux sont sans doute irrémédiablement enfouis dans sa mémoire, car il en parle peu et toujours avec beaucoup de mesure et de pudeur. Kalo est un homme du présent, qui se soucie du temps présent. Mais lorsqu'il parle du hérisson, alors « l'eau lui vient à la bouche ». Il sort de sa réserve, lance une blague, invective, s'épanouit, trahit sans la révéler cette part d'humanité insaisissable, fruit d'une expérience spécifique qui paraît incommunicable et rend le Tsigane totalement étranger aux yeux du Gadjo, le non-Tsigane.

Aujourd'hui encore, d'autres Tsiganes vivent ce que Kalo a connu dans sa jeunesse. On les rencontre notamment dans le Massif Central, tout particulièrement en Auvergne. Certes, le temps des charrettes à bras n'est plus (mais des Tsiganes couchent encore à la belle étoile). Celles-ci sont remplacées par des voitures hippomobiles ou par de petites caravanes souvent vétustes qui stationnent au bord des chemins creux, à la lisière des villages. Pour les Manus de la ville, ces Tsiganes-là sont des Buissonniers, des Hekislup (litt. Ceux qui font leur nid dans les buissons), des gens qui vivent comme les hérissons . Et, parmi ces derniers, les caravaniers qui vivent à l'écart des habitations des sédentaires utilisent les mêmes termes pour désigner les voyageurs hippomobiles dont ils cherchent à se distancier. Pour les Gypsies de Grande-Bretagne, le hérisson est le Pal of the bor, le « frère du buisson », celui qui, comme eux, vit dans les marches, dans les jardins et les haies qui délimitent la propriété des Gadjé, ni tout à fait dans le monde sauvage, ni tout à fait dans l'univers des gens « civilisés ».

L'origine d'une rencontre

Qu'il suscite la gourmandise de celui qui en rêve ou qu'il contribue à désigner certains Tsiganes, le hérisson, probablement plus que tout autre animal — et à l'exception du cheval — occupe une place prépondérante dans la culture des Manus ou Sinté, des Jenis et autres Voyageurs, mais aussi chez certains Rom et Gitan.

Encore faut-il préciser l'importance de cette place. En dix années de présence assidue auprès des Tsiganes (de France et des pays voisins, de tous les groupes, mais plus particulièrement des Manus et des Voyageurs qui, comme Kalo, font — ou ont fait — l'expérience des milieux citadin et campagnard), l'essentiel des informations que nous avons recueillies sur le hérisson se rapporte à sa chasse, à la préparation et la consommation de sa chair. Nous n'avons relevé ni légende ni chanson et très peu d'informations d'ordre ethnomédical et technologique (rien sur l'usage des os et des piquants de l'animal, par exemple). D'autres chercheurs ont publié l'un ou l'autre conte recueilli dans un milieu ou une région bien délimité. Par contre, nous avons été frappé par la répétition des attitudes comme par la durée des opérations cynégétiques et culinaires ou par l'intensité de la communication à la simple évocation du hérisson.

C'est pourquoi nous pensons que l'insertion du petit insectivore solitaire est fondamentalement concentrée dans un processus de chasse et d'alimentation au cours — ou à l'évocation — duquel l'amateur de hérisson produit sa propre identité. C'est sur ce processus que nous porterons notre attention. Mais d'où provient l'engouement culinaire des Tsiganes pour cet animal ? S'agit-il d'une habitude alimentaire héritée d'un lointain passé ou d'une rencontre récente et serait-elle redevable à la marginalisation d'une partie importante des Tsiganes ?

Arguments linguistiques

L'étude de la langue tsigane a démontré l'origine sanskrite de la Romani Cib. Depuis le xe siècle de notre ère, époque vraisemblable de la migration tsigane hors de l'Inde, cette langue s'est fortement dialectisée, transformée au fil des pérégrinations familiales. Elle est la mémoire de ses locuteurs, le témoin de l'histoire du groupe qui la parle. En plus d'un fonds grammatical et lexical commun où les apports perses, turcs, arméniens et grecs rappellent le souvenir d'un itinéraire identique, chaque dialecte trahit des influences spécifiques. Dès lors, il est vraisemblable que l'usage d'un vocabulaire commun renvoie à des réalités vécues à la même époque et dans les mêmes conditions par les ancêtres des Tsiganes actuels. Or, si tous les Tsiganes emploient les mêmes termes indiens bakro et sap pour désigner le mouton et le serpent, les termes graj, gras ou grast (et autres dérivés), d'origine arménienne, pour désigner le cheval et une forme dérivée du grec papia pour désigner l'oie, la plus grande diversité règne en ce qui concerne le hérisson.

L'abondance des expressions employées pour désigner un objet ou une chose dans une culture déterminée peut témoigner de l'importance que celle-ci lui accorde. Ainsi, les Gypsies des Iles britanniques utilisent quatre dénominations : pal of bor ou Romané's baulé (le porc des Tsiganes) et les termes plus courants hoci-pig ou hoci-wici pour désigner le hérisson. Mais, en Yougoslavie, les différents termes recueillis l'ont été dans des groupes distincts : pusado (du romanès pus av — piquer), mais aussi karnalo, karuno, vas esko dzukhloro (petit chien des bois), etc. . Les Manus et les Voyageurs de nos contrées utilisent communément le termeniglo (de l'allemand Igel : hérisson) ; certains Sinté préfèrent encore le terme staXlengro (de l'allemand Stachel : épine) plus ancien et moins connu des autres ethnies . Les Rom Lovara et Curara désignent le hérisson par le terme borzoï (du hongroisborz : blaireau), alors que les Kalderas le nomment borzo et les Roma d'Istrie, jési (du serbo-croate jez : hérisson). Les Parpulia (Tsiganes faiseurs de vrilles) du nord-est de la Bulgarie, le nomment kanzaurka (du grecakanthoXairos : cochon épineux, suivi du diminutif bulgare « ka »). En fait, s'il y a une multiplicité des termes pour désigner le hérisson, c'est bien parce que chaque groupe tsigane a emprunté un ou plusieurs vocables des Gadjé avec qui il a entretenu les contacts les plus étroits au cours de son histoire européenne. Dès lors, la relation entre le Tsigane et le hérisson n'aurait-elle gagné toute son importance qu'en Europe et dans des conditions locales très variables ?

Arguments historiques et ethnographiques

Les documents historiques nous renseignent abondamment sur les pratiques alimentaires des Tsiganes. Il semble bien que, depuis des siècles, ceux-ci aient fait une large place à la consommation de viande, tout particulièrement du porc et de la volaille. Mais nous n'avons aucun témoignage précis sur l'ingestion du hérisson avant la seconde moitié duxixe siècle. Encore, cela vaut-il pour certains groupes, car des études spécifiques sur les pratiques alimentaires des Tsiganes dans les villages serbes, entre les deux guerres mondiales, ne mentionnent pas l'usage d'un tel aliment.

Lorsqu'on les interroge sur l'origine de leur goût prononcé pour le hérisson, les Manus qui, parmi les Tsiganes se révèlent être de grands consommateurs de cette viande, se rapportent invariablement à un passé mythique, intemporel.

Pour les uns, « c'est une nourriture traditionnelle depuis nos anciens qui l'ont adoptée » (Doerr, 1982). Pour les autres, « il y a très longtemps les Sinté étaient pourchassés et ils devaient se cacher et vivre dans les forêts (...) et aussi ils ont trouvé le hérisson — ils ne savaient pas si c'était bon, alors ils ont essayé et ils ont trouvé que c'était vraiment bon. Et aujourd'hui le hérisson est encore le signe du gitan ». « Avant — nous confiait Cavo, frère cadet de Kalo — on était pauvre ; la seule viande qu'on mangeait, c'était le hérisson ». Une viande facilement disponible, notamment en période de crises, lorsqu'il était difficile de se procurer des aliments carnés, fût-ce auprès des paysans.

Synthèse

L'image du Tsigane friand de hérissons est largement répandue dans le grand public, mais elle n'est que partiellement conforme à la réalité. L'appropriation de cet animal par la culture tsigane ne vaut pas pour tous les groupes, du moins pas simultanément. Il est possible qu'à l'une ou l'autre période de leur histoire, tous les Tsiganes aient goûté du hérisson, voire même aient dû leur salut à cette viande. Mais la pratique alimentaire, elle-même bien ancrée à un moment donné, peut tomber en désuétude ultérieurement, lorsque d'autres conditions de vie sont rencontrées. Si la consommation du hérisson est quotidienne chez les Manus buissonniers du Massif Central, elle est beaucoup plus aléatoire chez ceux des villes qui mènent un autre train de vie, voire tout à fait étrangère à leurs habitudes alimentaires. L'exemple de la famille de Kalo est à cet égard très révélateur : lui apprécie cette viande qui fut longtemps son ordinaire, ses enfants ont grandi grâce à cette nourriture, mais ses petits-enfants n'y ont jamais goûté et ne se sentent pas portés à le faire.

Quoi qu'il en soit, bien des Tsiganes interprètent cette pratique alimentaire comme une émanation de leur propre culture et reconnaissent dans le hérisson, avec plus ou moins de conviction, un symbole (fût-il imposé de l'extérieur) de leur identité. Pourtant, il ne faudrait pas oublier que cet animal a été consommé par les populations des campagnes en maints endroits d'Europe. Dès lors, si l'on tient compte des suggestions apportées par la linguistique et les documents historiques, dans l'esprit des explications fournies par les Tsiganes eux-mêmes, il faudrait admettre (mais c'est une hypothèse) que l'habitude de manger du hérisson est récente, acquise par emprunt à la société paysanne, probablement sous la pression d'événements dramatiques. Elle se serait maintenue davantage chez certains Tsiganes que chez les Gadjé (si tant est qu'elle se soit répandue dans tous les groupes) et aurait contribué, dans ces limites-là, au développement d'une pratique culturelle singulière (le processus n'est pas exceptionnel : on le rencontre dans tous les domaines de la culture tsigane).

De la chasse à la consommation : le comportement du hérisson

Le hérisson est un animal à activité crépusculaire et nocturne. Il ne construit pas d'abris temporaires ou permanents sur son territoire, mais il dort, pendant le jour, dans des nids d'herbe sèche et de feuilles mortes, souvent situés dans les buissons ; il occupe parfois des terriers de lapins ou se cache dans des tas de feuilles ou de foin. Le hérisson est un hibernant qui hiverne généralement là où il vit à la bonne saison, dans une litière de feuilles, de brindilles ou de mousse. Il entre dans une léthargie profonde dès que la température ambiante descend en dessous de 15°C à 17°C. C'est un omnivore qui mange aussi bien des produits d'origine animale que des racines, des fruits, des glands. Les insectes, les limaces, les escargots, les lombrics mais aussi plusieurs petits vertébrés tels les campagnols, les grenouilles, les lézards et les serpents occupent une place importante dans son régime alimentaire. La femelle du hérisson présenterait deux œstrus par an, en mai-juin et août-septembre. Elle seule prend soin de ses petits.

La plupart des Tsiganes mangeurs de hérissons connaissent bien ces données et ils en tiennent compte aussi bien pour l'organisation de la chasse que pour les préparations culinaires et pour leur appréciation globale de cet animal. Le hérisson est réputé pour sa sagesse et les Manus, par exemple, le considèrent avec beaucoup de respect et d'affection. Mais les Tsiganes sont davantage attendris par l'« amour » de la femelle du hérisson pour ses jeunes. Car lorsqu'un hérisson a ses petits, il redouble d'agressivité à l'égard du chasseur ; « il fait des bonds » pour éviter d'être pris et « il crie comme un bébé ». Ces caractéristiques-là ne peuvent que susciter l'émotion des Tsiganes pour qui la famille et le petit enfant constituent les biens les plus précieux.

L'appétit du hérisson est proverbial : cet animal est perçu comme un véritable glouton pendant la bonne saison. Et pourtant, il est considéré comme un animal très propre, plus propre même que le cheval. « On mange du cochon, et le cochon mange tout ; tandis que le hérisson, c'est une viande saine parce qu'il est propre. Si nous mangeons des poulets, pourquoi ne mangerions-nous pas des hérissons ? Les poulets sont malpropres parce qu'ils mangent tout ce qu'ils peuvent trouver. » Certains Tsiganes se montrent horrifiés (ou feignent de se sentir tels) à l'idée que l'animal mangerait de la viande, notamment ces êtres impurs que sont les serpents et les batraciens, au risque d'être contaminés par leur souillure.

Pour comprendre cette attitude, il faut sans doute rappeler que la majorité des Tsiganes se soumettent à une série d'interdits, notamment sur le plan alimentaire, par souci d'hygiène et pour des motivations d'ordre symbolique. Ces interdits reposent sur une distinction entre l'extérieur et l'intérieur du corps social autant que du corps physique et sur une interprétation de la sexualité. En substance, il faut éviter d'ingérer des aliments contaminés par la souillure des Gadjé, par les sécrétions externes du corps humain (tels les cheveux et les pellicules), par l'impureté cyclique et temporaire de la femme, par le comportement de certains animaux (notamment sur le plan de la toilette et des pratiques alimentaires). Si ce principe a valeur universelle, il faut quand même souligner que son application est extrêmement fluctuante et dépend particulièrement des conditions quotidiennes d'existence des intéressés.

En tout cas, ce système d'interdits permet aux Tsiganes de se singulariser tant entre eux que par rapport aux Gadjé. Il permet sans doute aussi de donner une consistance à une distinction que les Gadjé prêtent aux Tsiganes entre les hérissons à nez de cochon et les hérissons à nez de chien. Le rictus avec lequel la plupart des mangeurs de hérisson accueillent cette distinction nous suggère qu'à l'origine elle n'est pas tsigane. La seule différence dont nous ayons jamais entendu parler spontanément chez des Voyageurs a été faite entre les hérissons des bois et les hérissons des haies(ou des jardins). Les premiers posséderaient des piquants dont l'extrémité est blanche alors que les seconds seraient uniformément bruns. La chair des hérissons des haies serait aussi plus tendre que celle de leurs congénères. Sur le plan zoologique, la distinction entre des espèces de hérissons sur le continent européen n'est pas bien établie. Par contre, et cela les Tsiganes le savent bien, les hérissons modifient légèrement leur physionomie durant la bonne saison, en fonction de leur système alimentaire. Lorsque l'animal se réveille au printemps, il a épuisé ses réserves ; il est maigre et son nez ressemble à celui d'un chien. Par contre, après l'époque de la reproduction, l'animal amasse beaucoup de graisse en prévision de l'hiver ; il double de volume et son nez prend une forme comparable à celle d'un groin de cochon.

Même si le chien jouit d'un statut élevé dans la société tsigane, sa chair est polluée et ne peut être consommée. Par contre, le porc possède une chair qui est appréciée par la plupart des familles non musulmanes. Le hérisson au nez de cochon serait donc meilleur que celui au nez de chien. On voit tout le parti que les Tsiganes qui pratiquent cette distinction peuvent tirer sur le plan de la formulation de leur identité et de leurs rapports sociaux : ceux d'entre eux qui consomment du hérisson en dehors des périodes automnales et hivernales seraient plus « pollués » et partant, « moins » tsiganes que les autres, donc davantage écartés sur le plan des relations matrimoniales et de l'entraide. Le cas aurait été observé en Pologne (cf. Okely, 1983) où deux groupes antagonistes s'accusent mutuellement de manger l'animal le moins comestible. Nous avons pu observer un phénomène similaire, aussi bien en France qu'en Belgique. Selon nos données, l'enjeu porte autant sur la période de chasse que sur les préparatifs culinaires.

La période de chasse et de consommation

La chasse au hérisson apparaît bien être davantage qu'un simple phénomène cynégétique. Elle sollicite aussi bien des données zoologiques objectives que des systèmes de représentation et d'identification ethnique qui touchent à la production même de la société tsigane. Si l'on cherche à rendre compte de toutes les pratiques observables en la matière (la plupart des auteurs recensés en bibliographie décrivent l'une ou l'autre d'entre elles), alors il faut bien constater que le hérisson se chasse et se consomme pendant toute l'année. La préférence est pourtant donnée à une période qui s'étend grosso modo de l'automne au début de l'été suivant. Cependant, il existe des petites variations en fonction des régions, des conditions climatiques et des traditions familiales. Pour les Rom Kalderas de Suède, les hérissons sont meilleurs au printemps et au début de l'été. Dans le groupe de Kalo, on les chasse d'octobre à mars mais on reconnaît qu'ils restent bons tant qu'il fait froid ; ce qui permet parfois des chasses jusqu'à la mi-juin. D'autres Tsiganes apprécient surtout leur chair en automne, car elle contient alors beaucoup plus de glucose et elle est bien grasse. L'animal n'est généralement pas chassé durant la période où il se reproduit. Mais ici encore il faut reconnaître des exceptions qui s'expliquent tant par le niveau de vie que par le goût des chasseurs pour cet animal. Certains d'entre eux respectent les femelles gravides et se rabattent sur les mâles dont le goût de la chair, plus fort, est amélioré au moyen d'épices ; d'autres mangent tous les hérissons ; d'autres s'abstiennent en invoquant la difficulté de reconnaître les mâles des femelles.

Les méthodes de chasse

La chasse au hérisson se déroule aussi bien en journée que la nuit, à toutes les saisons. Elle nécessite un outillage très sommaire : un bâton (le rantréblo des Manus) pour débusquer l'animal et un sac pour déposer ses prises. La chasse est une affaire d'homme mais celui-ci peut être aidé d'un chien. Le bon chasseur rapporte jusqu'à quinze hérissons ; il connaît les endroits où l'animal abonde, a ses coins réservés et emploie judicieusement son chien. Le hérisson peut être pisté ou cueilli à son nid. Dans les deux cas, il peut être chassé à la main ou avec un chien. La chasse « à la main » se pratique durant la journée. A la bonne saison, le chasseur suit les traces du hérisson jusqu'à son nid ; il faut beaucoup d'expérience pour ne pas les confondre avec celles des lapins, moins fines. En hiver, les nids sont plus profondément enfouis dans la terre et dès lors plus difficiles à déceler : il faut repérer un petit trou, large comme une pièce de deux francs, pratiqué dans le bouchon végétal qui protège l'animal. L'opération est facilitée lorsqu'il a neigé, puisque le nid dégage une chaleur qui provoque un léger affaissement du lit protecteur. Tous les chasseurs diront que le pistage n'est pas sans danger, notamment parce qu'il se déroule souvent à proximité des jardins... et des coups de fusil des Gadjé.

La chasse « avec un chien » se déroule de jour comme de nuit et en toutes saisons. Dans certaines familles, les meilleurs chasseurs ne travaillent avec leur chien qu'à la tombée du jour et lorsqu'il fait noir. Le chien, libre de toutes entraves, précède son maître, suit les traces, se porte d'une haie à l'autre, débusque les nids. Lorsqu'il trouve un hérisson, il jappe, tourne autour de l'animal qui s'est mis en boule, appelle son maître et lui laisse le soin de le ramasser, ou bien prend l'animal entre ses mâchoires sans se faire piquer, le rapporte au chasseur, puis repart à l'affût d'une nouvelle piste. Dans la famille de Kalo, on dit d'un bon chien de chasse qu'il est « voyant ». Chez les Manus, certains chiens peuvent même acquérir une grande notoriété pour leur habileté à traquer les hérissons. Ce compagnon du chasseur refusera en général d'accompagner un autre homme que son maître.

Certains Tsiganes utilisent des ratiers, des braques ou des fox-terriers. Dans la plupart des cas, les chiens n'appartiennent pas à une race précise. Selon un de nos informateurs, « les meilleurs chiens sont ceux de la campagne, qui ont conservé leur flair ; pas ceux des villes qui sont trop caressés et tout ça. Pour la chasse au niglo, il ne faut pas un chien de race. Le meilleur chien, c'est encore le bâtard, le chien le plus commun que tu peux trouver. Alors il va aller ou bien "au flair", la tête en l'air et il suit comme ça pour "plonger" sur le hérisson. Ou bien, il suit, le museau collé au sol et la tête qui va de gauche à droite. » Son dressage consiste essentiellement à déceler son intérêt pour le hérisson et sa capacité de retenue pour ne pas mordre ou tuer cet animal. Le signal de la chasse est donné par le maître sous la forme d'un signe conventionnel, par exemple un type d'injonction accompagnée d'une caresse, que le chien comprend. Chaque chien a sa façon d'aller chasser et le bon maître se doit de respecter celle-ci.

La préparation du hérisson

S'ils ne sont pas préparés et mangés sur le champ, les hérissons sont ramenés vivants jusqu'au campement, là, ils sont entreposés dans un enclos de fortune (un seau, une caisse, un panier, un véhicule, des pneus superposés) et attendent le sort qui leur est réservé. Compte tenu des besoins familiaux et de l'appétit de chacun ils seront assez rapidement tués et consommés (peu après le retour du chasseur ; éventuellement le lendemain matin). Dès la mise à mort, on entre dans une nouvelle phase de ce rituel invariable d'identification ethnique où chaque geste, chaque procédé technique utilisé rappelle à l'« officiant » (en règle générale, c'est le chasseur lui-même), comme à son entourage, sa spécificité parmi les Tsiganes et par rapport aux Gadjé. L'animal qui s'est mis en boule est posé par terre. Ses piquants sont alors vigoureusement frottés avec un bâton. Il se déroule et tente de s'enfuir, lorsqu'un coup sec lui est assené sur la tête et le tue instantanément. Son sang s'épand par le nez. Dans certains groupes le coup de bâton est porté sur le dos de l'animal, ce qui provoque le même effet meurtrier puisque la colonne vertébrale est cassée. Mais les tenants de la première méthode affirment que dans ce cas-ci le sang reste à l'intérieur du corps de l'animal et gâte la chair. Ensuite le hérisson est balancé par les pattes de derrière.

Les piquants peuvent être enlevés de deux façons, elles aussi mutuellement exclusives. Dans certains groupes l'animal est rasé à l'aide d'un couteau bien aiguisé. Afin de faciliter ce travail, l'homme tend la peau de l'animal en calant ce dernier avec un pied ou entre les genoux et en tirant sur ses pattes de derrière ; parfois la femme intervient aussi dans l'opération et tient les membres du hérisson pendant que l'homme maintient et nettoie la partie opposée. Dans d'autres groupes, l'animal est gonflé comme un ballon. Pour ce faire, on introduit la pipette d'une pompe à vélo dans la bouche du hérisson, à moins qu'on n'entaille la peau d'une patte arrière pour y glisser un petit tuyau par lequel l'air sera insufflé. Certains Tsiganes pratiquent même une sorte de bouche-à-bouche. Cette seconde méthode est réprouvée par la majorité des Manus qui estiment que la chair est moins bonne « avec tout cet air dedans ».

Quoi qu'il en soit, le rasage vise à obtenir une peau absolument lisse ; l'opération est étendue aux poils du ventre. Elle est particulièrement délicate, car la peau ne peut être écorchée : « Parce qu'il faut bien les tenir hein, couper ça avec le rasoir hein, mais si tu coupes dedans c'est fini hein, si tu coupes dedans après toute la peau c'est sale et c'est fini, c'est perdu. » Or, la partie la plus grasse, la plus appréciée, se trouve sous la couenne du hérisson. Les derniers poils et piquants sont éliminés au moyen d'eau bouillante si l'animal doit être cuit à la casserole, ou bien nettoyés « à sec », c'est-à-dire passés à la flamme puis grattés, « comme on le fait pour les cochons ou les poules », s'il doit être rôti sur la braise. Cette opération de nettoyage est très longue ; elle est destinée à éliminer tous les parasites qui s'incrustent sur la peau du hérisson. L'ébouillantage peut être répété plusieurs fois de suite (dans certaines familles, le hérisson est ébouillanté même s'il doit être rôti sur les braises ; ailleurs, le passage à la flamme est systématiquement pratiqué).

A l'opération suivante, l'animal est dépecé : la tête (ou seulement les oreilles ou le bout du museau), les pattes et la queue sont coupées. On l'ouvre par le ventre ou par le dos et ses entrailles sont vidées. Si le hérisson est destiné à être frit à la poêle ou à être bouilli, il doit encore être découpé en morceaux. Ceux-ci sont abondamment lavés dans de l'eau froide pour les débarrasser du sang qu'ils contiennent. Cette opération connaît une variante. Les morceaux sont placés dans un récipient qui contient de l'eau froide. Le liquide est porté à ébullition puis est jeté. Après avoir recommencé, les morceaux sont lavés dans de l'eau froide, puis encore dans de l'eau tiède.

Les recettes

Le hérisson est avant tout un mets de qualité que le Tsigane cherche à se faire parvenir jusqu'à l'hôpital ou en prison. Il existe plusieurs recettes pour cuire et accommoder la viande de hérisson. En fait, chaque famille a ses secrets culinaires et ses préférences. Chez les Manus , le hérisson peut être mangé ap i bus (à la broche). Après avoir été ouvert, on le traverse avec un bout de bois dans le sens de la largeur et on l'étale pour qu'il cuise bien sur la braise et que sa graisse devienne jaune. Il peut aussi être cuit tuflégé (à l'étouffée), notamment en hiver lorsqu'il a accumulé beaucoup de graisse. Dans ce cas, on coupe d'abord du lard en petits morceaux qui sont frits. On fait dorer quelques oignons et l'animal dans la graisse fondue du lard. On ajoute ensuite de l'eau et des pommes de terre, puis on couvre.

Le hérisson peut encore être cuit en ragoût ou en civet. Dans certains groupes, la viande est arrosée de vinaigre avant d'être servie. Une recette très appréciée des Manus est la cuisson du hérisson siriensar (à l'aillée). Les morceaux de viande sont bouillis pendant une bonne heure, avec du sel, du poivre, du thym et du laurier (éventuellement d'autres légumes et aromates). Lorsqu'ils sont cuits, on ajoute des gousses d'ail et un mélange d'huile et d'ail pelé (l'huile peut être remplacée par un peu de bouillon prélevé de la cuisson). Le plat est refroidi pendant la nuit pour permettre la transformation progressive de la sauce en gelée ; il est consommé froid le lendemain matin. Cette préparation connaît d'autres variantes. Ainsi, on peut arroser la viande d'un jus très épicé fait d'ail, de moutarde et de piment. On peut aussi accommoder le bouillon avec des morceaux très finement hachés du foie et des reins. En hiver, les boyaux du hérisson peuvent être grillés sur le feu (ceux-ci sont vides dès l'automne et ont un goût sucré). Certains cuiraient aussi le hérisson, vidé de ses abats, épicé et entouré de terre glaise, dans les cendres incandescentes.

Le hérisson dans la culture tsigane

Le hérisson n'est pas seulement un mets de qualité au goût exquis ; c'est aussi un animal auquel les Tsiganes reconnaissent des vertus thérapeutiques. Comme bien d'autres Manus, Kalo en voit le signe dans l'immunité de cet insectivore contre les morsures de vipères. La graisse et le sang du hérisson sont employés pour guérir les maladies de la peau, les furoncles et bon nombre d'intoxications. La graisse notamment contiendrait des antitoxines suffisantes pour écarter le danger du tétanos. Lorsqu'elle est frottée sur la peau, la graisse du hérisson constitue un excellent remède pour combattre la sciatique et les rhumatismes. Des Gypsies mettent du gras de hérisson dans leur oreille lorsqu'ils souffrent d'un mal local ou d'une légère surdité. Pour combattre la coqueluche ou le mal de dents certains Tsiganes suceraient une patte de l'animal (Thompson, 1910 : 159-172). L'huile qui est extraite de la graisse a vaguement le goût de l'huile d'olive qu'elle remplace avantageusement dans la cuisine. En outre, elle s'avère très bonne pour fortifier les cheveux, les rendre doux et noirs. Cette huile combat aussi la douleur des brûlures. Enfin, elle sert d'onguent pour soigner les maux d'oreille, les cors aux pieds et les chevilles foulées.

Le hérisson occupe une grande place dans la vie des Tsiganes qui en mangent. Ceux-ci aiment raconter leurs exploits de chasseurs, comparer leurs façons de le nettoyer et de l'accommoder, rappeler la saveur de sa chair. Ils admirent ses qualités, tout particulièrement son courage et son aptitude à se faufiler entre les obstacles, son indépendance aussi. Nombreuses sont les histoires de hérissons qui, après avoir été recueillis, élevés et nourris dans une famille tsigane, faussent compagnie à leurs hôtes. En outre, une part importante des conversations relatives à la chasse comme à la consommation de cet animal semble relever d'une tradition orale qui allie l'historiette au récit mythique. Chaque geste, chaque parole, l'atmosphère même qui entoure l'acte ou le récit, relie le quotidien au fondement de l'identité tsigane . Niglo est un surnom que les Manus donnent aussi bien à leurs enfants qu'à leurs chiens de chasse.

Par son mode de vie et sa psychologie, le hérisson est un peu le Tsigane du règne animal. Et cet état engendre une forme d'intelligence avec le Tsigane humain. La chasse constitue le moment privilégié de la rencontre entre ces deux êtres. Comme dans la relation amoureuse, les partenaires se font des dons. Ici, l'échange se passe à l'insu des Gadjé. Le hérisson accède à une certaine humanité par le regard que lui porte le Tsigane. Dans les histoires dont il est l'objet, l'animal respecte ses morts, connaît l'ordre des choses et le rappelle au Tsigane. En retour, le Tsigane produit une part de son identité au fil d'un processus immuable mais singularisé qui passe par la consommation de cet animal. Le repas où l'on consomme du hérisson est un moment riche en émotions, une activité communautaire à laquelle ne sont conviés que les intimes de cette complicité.

L'acte qui fonde le pacte entre ces deux êtres est sanguinaire. On pourrait d'ailleurs craindre qu'un des deux partenaires se comporte comme une mère dévorante ; ce qui laisserait quelque doute sur la qualité de leur entente (des Rom racontent une histoire où, poussés par la faim, ils tuent et mangent le hérisson qui les avait aidés à traverser une rivière). Mais le hérisson est suffisamment malicieux pour échapper à la chasse dont il est l'objet et le Tsigane, même s'il a un « appétit de Manus », sait mettre un frein à sa gourmandise et préserver l'équilibre écologique de l'animal.

En tout état de cause, le hérisson devient au mieux un frère du Tsigane, qui vit hors de la société des humains. Les histoires le disent : l'animal ne reste jamais bien longtemps dans l'orbite de la famille qui l'a accueilli comme compagnon. La frontière entre la Nature et la Culture demeure. Nous dirions même, qu'eu égard à la qualité du hérisson, elle s'en trouve tout particulièrement renforcée. Elle est très significative de la conception que les Tsiganes ont d'eux-mêmes, parmi les êtres humains. Pour être consommable, tout aliment doit faire l'objet d'une préparation minutieuse, chargée de sens. Le hérisson n'échappe pas à la règle. C'est même, à notre connaissance, le seul animal que les Tsiganes consomment après l'avoir soigneusement débarrassé de tout son sang ; peut-être pour mieux se démarquer d'une image d'hommes sauvages, à l'instar de ce que B. Hell observe chez les chasseurs de la France de l'Est. L'expressionromané's baulé est tout aussi parlante. Les Gypsies, comme de nombreux autres Tsiganes, consomment beaucoup de porc. Mais cette viande est contrôlée par les Gadjé, accessible au terme d'un processus de domestication dont ils n'ont pas la clé. Par contre, le hérisson procure une viande libre de toute spéculation non tsigane, acquise parce qu'il y a connivence entre l'homme et l'animal. C'est en cela que le Tsigane est un être pleinement civilisé, ni plus ni moins qu'un autre homme, mais différemment, avec subtilité.

Epilogue

On raconte qu'une vieille Tsigane avait, une nuit, rêvé du paradis : celui-ci lui était apparu comme un grand jardin bondé de hérissons (Macfie, 1913-1914 : 76). Chez les anciens Tsiganes, ceux qui ont survécu grâce aux hérissons, la chair du petit animal n'a jamais été méprisée. Mais la société tsigane n'est pas figée. Ses traits culturels ne le sont pas non plus. Les Tsiganes ont aujourd'hui une nourriture plus diversifiée. Ils ne sont plus isolés comme avant. Ils ont accès à la société de consommation dans la plupart des pays où ils résident. Nombreuses sont les familles qui voyagent en empruntant les voies rapides de communication, loin des sentiers buissonneux. Les soirées se déroulent de plus en plus souvent devant la télévision. Les rapports avec le hérisson se transforment. La chasse que l'on faisait pour se nourrir mais aussi « pour se passer le temps et prendre du plaisir à plusieurs » est progressivement abandonnée. Les préparatifs culinaires paraissent trop longs. Les temps changent. Même dans les groupes — comme chez Kalo — où cette viande est prisée, la consommation du hérisson diminue. Bien sûr, le processus ne touche pas tous les Tsiganes de la même façon. Ceux qui vivent comme les « Buissonniers » sont toujours très sensibles à la culture du hérisson telle que nous l'avons évoquée. D'autres, pourtant beaucoup plus urbanisés, gardent une grande vénération pour cet animal.

Mais, presque en parallèle avec ce mouvement, l'usage du hérisson comme symbole se modifie. L'image de cet animal est reproduite, notamment via des périodiques de liaison religieuse et des autocollants ou comme illustration d'ouvrages de sensibilisation, à l'instigation des Gadjé. Elle est employée comme une carte de visite, tout particulièrement à l'égard des Gadjé. Les Tsiganes (ou plus exactement ceux pour qui le rapport au hérisson a eu un sens) sont donc appelés à contempler leur symbole plutôt qu'à le vivre comme par le passé. Mais cela peut leur paraître d'autant plus acceptable, que le symbole ne renvoie plus, dans la plupart des cas, à une pratique vécue à l'abri des regards extérieurs. L'éthos tsigane s'investit désormais ailleurs, et sous d'autres formes, notamment dans le messianisme salvateur des opprimés. Les traditionalistes le regretteront sans doute. Mais pour se perpétuer et vivre dans un milieu qui s'avère bien souvent hostile, il faut pouvoir atténuer tous les enracinements.


 
 



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